L’art est une entreprise hasardeuse qui mobilise et met en scène et l’esprit et le corps. C’est aussi, pour quelques uns, l’espace nécessaire où s’élabore les bases d’un langage personnel pour négocier avec le réel.
Au tout début de sa vie d’individu, l’enfant doit détacher son moi du monde, et puis plus tard le replacer dedans, remesurer l’un et l’autre, l’un par rapport à l’autre. Mais entre rupture et réconciliation, il doit à l’aide du langage se construire un substitut du monde qu’il avait cru être lui-même.
L’arbre, le fruit, le sentier dans le verger, la colline, des mots existent pour désigner ces réalités là, nous les avons appris, plus rarement nous avons appris en même temps les procédés propres à traduire plastiquement l’archétype que le mot suggère : il s’agit déjà d’un privilège, la formation aux arts plastiques n’est pas donnée à tous – il y a surement un risque politique à mettre à la disposition de chacun les moyens de traduire son ressenti du monde réel.
Lorsque les modèles langagiers et plastiques proposés (imposés) à l’enfant et à l’adolescent leur apparaissent de trop faible valeur, ils tentent parfois des transgressions en construisant des dérivés de formes marginales rencontrées au hasard et perçues comme plus satisfaisantes. Là commence l’aventure artistique.
A partir de désirs à satisfaire s’engagent des actions qui repoussent les limites des espaces connus, aimables ou douloureux. L’important devient de mettre devant soi ce qui s’agite à l’intérieur. La recherche des processus propres à y parvenir prennent davantage d’importance.
Anne Moser reprend toutes ces questions. Elle aborde tous ces problèmes avec une volonté et une détermination farouches.
Ses derniers travaux ont pour réel de référence le paysage naturel, le végétal.
Elle observe et analyse les espaces, les jalons qui les marquent de leurs caractéristiques douces ou heurtées, les rythmes d’ensemble des futaies comme les frémissements locaux des feuillages et des petits végétaux, la puissance créative de la lumière sur toutes les composantes de cette réalité sollicitante.
Dans un même temps elle sélectionne les matériaux de la peinture, aquarelle, pastels, gouaches, encres et les cartons ou les papiers supports peu encollés, rustiques, parfois pauvres, papiers d’emballage, papiers de soie. Elle choisit aussi sa posture physique, debout avec ou sans appui, assise en tailleur à même le sol, les conditions matérielles de son travail.
Puis vient le temps de la pratique, un temps de fusion entre le réel et son être profond et pulsionnel.
Les gestes d’Anne Moser se font rapides, sans contrôle approfondi – même les gestes les plus rapides et les plus improvisés sont issus d’un savoir – ils tirent, ils entrainent avec les signes traduisant le sujet extérieur, des fragments de son être profond, ou serein ou tourmenté, déjà connu ou encore ignoré.
Comme en « apnée » de réflexion, elle plonge aussi profond qu’elle peut en elle-même, pour donner, dans un geste inventé sur le coup, des signes racontant aussi bien le paysage observé que son propre individu.
Et le papier support de l’oeuvre n’est plus que son épiderme à elle, perméable, fragile, vivant, les traits interrompus l’image de sa propre discontinuité, les brisures le produit de ses tensions internes, les déchirures du support ses propres déchirures, la fluidité des couleurs le reflet des zones non stucturées de son moi. Le monde extérieur renaît pour elle, avec elle. Le monde est là en elle indépendemment du savoir acquis. Même s’il n’apparait là que comme un minuscule éclat d’un tout, cette infime, cette modeste particule est en accord avec elle, Anne, comme un germe prometteur, un recommencement nécessaire, une autre tentative, un espoir, une exhaltation joyeuse…
Puis voilà le temps ultime de l’aventure, comme un pêcheur de retour sur la terre ferme elle évalue le fruit de son expédition – moment difficile – elle choisit ce qu’elle va offrir au regard des autres, de ceux qui ne tentent pas ces expériences mais qui ont besoin de leurs productions, qui se reconnaissent en celles-ci.
Temps douloureux où seront sacrifiées les tentatives incomplètes ou incertaines pourtant fébrilement vécues, où seront décidées quelques interventions pour consolider sans modifications profondes la composition, pour renforcer et privilégier un signe, pour intensifier un effet lumineux.
Temps de la distanciation, temps de retour à la rupture.
Oui l’art, par essence, est bien une aventure!
Gérard Bignolais, sculpteur, janvier 1998.